J’ai récemment publié un très long billet sur la scène du café à Montréal. Sans doûte à cause de sa longueur, ce billet ne semble pas avoir les effets escomptés. J’ai donc décidé de republier ce billet, section par section. Ce billet est la quatrième section après l’introduction et des sections sur divers types de cafés à Montréal: «à l’talienne», «à la québécoise» et «troisième vague».) Cette section est une tentative d’explication de la «Troisième vague» par contraste avec le «café à l’italienne», sans référence particulière à Montréal.
En tant que phase dans l’histoire du café, la «Troisième vague» (“Third Wave”) est basée sur une philosophie du respect, une forme d’humanisme. Sans être nécessairement alter-mondialistes, les partisans du Third Wave ont à cœur le sort de tous ceux qui œuvrent dans le domaine du café, quel que soit leur statut. Étant données les grandes inégalités entre producteurs et consommateurs de café, le sens de justice des “third wavers” est surtout tourné vers l’amélioration des conditions de travail liées à la production du café dans des régions défavorisées du Globe (la «Périphérie» de Wallerstein). C’est un peu les mêmes «bonnes intentions» qui ont permis aux «cafés équitables» de capturer l’imagination de plusieurs Européens et Nord-Américains. Mais la Troisième vague va beaucoup plus loin dans la direction du respect humain. Il ne s’agit désormais plus de fixer un prix plancher et quelques normes de travail, au sein de comités formés pour la plus grande part d’étrangers à la production du café. Il s’agit, en fait, de transformer le café en un produit culinaire sophistiqué «au même titre que le vin».
L’imaginaire du vin revient souvent dans ce contexte. On parle par exemple de «domaine» (“estate”) au même sens que pour le vin. La notion d’«origine» (par exemple dans “single origin”) correspond plus ou moins à celle de «terroir» (mais avec certaines résonances au niveau du «cépage»). Les mélanges de café, généralement conçus par les torréfacteurs, ressemblent un peu aux «assemblages» en contexte œnologique. La dégustation du café s’inspire parfois de celle du vin et le rôle du barista ressemble parfois à celui du sommelier.
Comme pour le vin, l’idée de base est de mettre en valeur les qualités intrinsèques du produit de base (le raisin ou le grain de café). Dans plusieurs cas, le café provenant d’un lot spécifique d’un domaine particulier est utilisé seul, même en espresso.
De prestigieuses ventes aux enchères (Cup of Excellence) sont organisées à chaque année pour des lots de café sélectionnés lors de compétitions nationales et certains de ces cafés obtiennent des montants extraordinaires. Ces montants étant directement versés aux propriétaires du domaine ayant cultivé ces cafés, certaines plantations de café dont certains produits ont su répondre aux exigences d’acheteurs de café obtiennent des montants élevés pour une part de leur production et leurs statuts ressemblent de plus en plus à celui de grands vignobles.
Au-delà de ces enchères annuelles, les partisans de la troisième vague tiennent à raccourcir la chaîne qui va de la production des grains de café à la dégustation du café. Ainsi, plusieurs torréfacteurs (y compris certains dont le café n’est pas distribué à large échelle) entretiennent des rapports directs avec les producteurs de café. Le voyage vers une région où le café est cultivé (“trip to origin”) est presque considéré comme un rite de passage, par les Third Wavers. Un peu comme dans les produits maraîchers et de boucherie, la ferme à l’origine de chaque produit d’alimentation peut être retracée avec précision. L’idée du rapport humain est donc mise de l’avant.
Chaque café de la troisième vague est donc tourné vers la compréhension du café. Même dans des chaînes de cafés assez étendues, cette notion de comprendre le café dans son moindre détail est transmis à chaque employé. Puisque plusieurs employés de cafés sont de jeunes étudiants et qu’il y a beaucoup de roulement dans ce milieu, le «message» est transmis à de nombreuses personnes et la troisième vague déferle dans diverses villes.
Dans une certaine mesure, il y a une «façon troisième vague» de faire le café. Pas qu’il s’agisse d’une méthode vraiment standardisée, mais il y a divers facteurs dans l’art du café qui sont influencés par la Troisième vague, surtout dans le cas de l’espresso.
Le facteur le plus évident: la fraîcheur. Si la fraîcheur a une grande valeur pour presque tout style de café, elle est devenue une véritable obsession au sein de la Troisième vague. Et ce, à presque toutes les étapes. Une fois séchés et triés, les grains de café vert se conservent assez longtemps. Après avoir été torréfiés, par contre, les grains de café ne conservent leurs arômes que s’ils ne sont pas attaqués par l’oxygène. Au cours des sept à dix premiers jours après la torréfaction, du gaz carbonique s’échappe des grains de café, empêchant l’oxygène de pénétrer dans les grains. Après quelques jours, les grains de café cessent d’expulser du gaz carbonique et deviennent extrêmement sensibles à l’oxydation. Les opinions divergent et les estimés varient mais, selon certains partisans de la troisième vague, la majorité des arômes de certains cafés semble disparaître en dix jours après la torréfaction (malheureusement, je n’arrive pas à trouver de référence à ce sujet mais cette notion est souvent discutée). Selon certains, aucune méthode de stockage ne réussit réellement à conserver la fraîcheur du café au-delà de quelques jours. Les torréfacteurs de la troisième vague indiquent donc la date de torréfaction sur leurs paquets de café et s’assurent que leurs cafés sont distribués très rapidement. Les torréfacteurs italiens, eux, peuvent entreposer leurs grains torréfiés pendant des semaines voire des mois avant qu’ils soient utilisés pour préparer du café.
Une fois moulu, le café se dégrade beaucoup plus rapidement que sous forme de grains. Une notion assez commune dans le milieu Third Wave est qu’il ne suffit que de quelques minutes pour que certains cafés perdent leurs arômes les plus fins. La méthode de préparation du café est donc basé sur la «mouture à la minute». Pour l’espresso, la quantité de café nécessaire à préparer deux cafés (en une seule fois, avec un bec double) est la quantité maximum de café qui peut être moulue à la fois. Le contraste avec les baristas italiens est frappant puisque ceux-ci préfèrent moudre une grande quantité de café, les doseurs de leurs moulins étant conçus pour distribuer environ 7 g de café moulu par compartiment lorsque tous les compartiments sont pleins. (J’ignore combien de compartiments ces doseurs comportent mais le simple fait que le café soit moulu à l’avance semble une hérésie pour les partisans de la troisième vague.)
L’arôme du café comporte de nombreux composés volatils et, surtout dans le cas de l’espresso, ces composés se dissipent très rapidement à l’air libre. Après avoir été «tiré», un espresso troisième vague doit donc être servi très rapidement. Aussi extrême que cela puisse paraître, un délai d’une minute peut faire une différence significative dans le cas de certains cafés. Les arômes les plus éphémères du café sont souvent ceux qui procurent une expérience plus intense et c’est parfois la sensation procurée par ces arômes qui fait du café troisième vague un objet d’admiration. Les autres méthodes de préparation du café sont généralement moins sensibles à l’effet du temps. Un «café piston» (fait avec une cafetière piston), par exemple, évolue pendant qu’il se refroidit et certains arômes ne se dégagent qu’après quelques minutes. Mais si toute méthode de préparation du café peut être utilisée par des partisans de la troisième vague, c’est l’espresso qui constitue, selon les third wavers, l’apogée du café.
L’espresso à l’italienne est servi et consommé assez rapidement. Mais les arômes qui s’en dégagent sont généralement plus durables que pour l’«ultime espresso troisième vague». En fait, l’espresso à l’italienne tire plusieurs de ses arômes de la torréfaction: rôti, chocolat, noix, grillé, fruits secs… Le café de la troisième vague possède souvent des arômes qui proviennent plus directement de la variété de grains de café: épices, bleuet, agrume, tomate, fraise, cerise, abricot…
Tous ces points de comparaison entre la troisième vague et le café à l’italienne sont liés au passage du temps. Il y a d’autres distinctions. Par exemple, l’espresso à l’italienne comporte souvent une certaine proportions de grains venant de l’espèce Coffea canephora de caféier: le «café robusta». Les cafés de cet arbuste sont très généralement considérés comme de bien moindre qualité que ceux du Coffea arabica (le «café arabica»). Le robusta, peu coûteux, est le café de la consommation de base, à l’échelle globale, et non celui de la dégustation respectueuse. Les torréfacteurs italiens utilisent un peu de robusta dans leurs mélanges, à la fois pour le maintien de la crema (l’émulsion au-dessus de l’espresso) que par goût pour une certaine amertume durable. Au cours de la Troisième vague, le statut du robusta a changé quelque peu mais la plupart des torréfacteurs se réclamant de ce mouvement parlent du robusta d’une façon assez négative. Outre les caractéristiques gustatives du café produit avec une proportion de grains robusta, la méthode habituelle de culture du Coffea canephora (procédés industriels, mauvaises conditions de travail, manque de contrôles de qualité…) va à l’encontre de l’esprit Third Wave. S’il existe des «bons robustas», cultivés avec autant de soin que pour l’arabica, les torréfacteurs de la Troisième vague ne tiennent pas à les connaître.
À cause des caractéristiques propres au café utilisé, l’espresso de troisième vague nécessite généralement un contrôle très précis de la température. Alors que les mélanges à espresso italien tolèrent des larges écarts de température sans changer trop de goût, certains cafés d’origine unique utilisé pour l’espresso troisième vague a un goût très différent s’il est réalisé à moins d’un demi-degré Celsius de sa température optimale. D’ailleurs, la Troisième vague est aussi une tendance à l’utilisation d’outils très précis et à une passion pour l’exactitude. En ce sens, la Troisième vague fait beaucoup penser à la culture geek qui, elle aussi, prend sa source dans une certaine portion de la Côte Ouest.
Autre aspect important de la préparation du café troisième vague, c’est un jeu très particulier sur la mouture et le dosage du café. En fait, beaucoup de baristas de la Troisième vague ont tendance à «surdoser» (“updose”) leurs portafiltres d’une proportion bien plus grande de café que ce que voudrait une norme italienne. La technique de dispersion du café moulu dans le portafiltre et l’«écrasement» (“tamping”) de ce café moulu à l’aide d’un instrument dédié (le “tamper”) font l’objet de multiples discussions et d’un apprentissage approfondi. A contrario, certains baristas italiens n’«écrasent» pas le café moulu dans le portafiltre.
Comme l’espresso italien est généralement doté d’une certaine amertume, l’ajout d’un peu de sucre à un espresso italien est relativement commun. Il existe des Italiens (et d’autres amateurs de café) qui voient d’un assez mauvais œil l’ajout de sucre dans l’espresso, mais le goût de l’espresso à l’italienne est souvent réhaussé par quelques grains de sucre. Sans être anti-sucre, la troisième vague est orientée tout entière vers «le café en soi». Un café doit, selon eux, pouvoir «parler de lui-même». Comme avec de nombreux thés de qualité, l’ajout de sucre à un café Third Wave (peu importe la méthode de préparation!) diminue certaines saveurs plutôt que de rehausser le goût du breuvage.
Bien entendu, la Troisième vague permet la préparation de breuvages à base de lait (“milk-based”) comme le Latte macchiato, le cappuccino et le caffè latte. D’ailleurs, l’ajout du lait à ces breuvages est souvent effectué sous forme de «dessins» basés sur le contraste entre la crema de l’espresso et le lait. Pour certains, ces dessins (le “latte art”) est même un facteur important permettant de reconnaître les baristas de la Troisième vague puisque, pour être réussis, ces dessins nécessitent un soin particulier, entre autre dans la créaction d’un lait «soyeux», plein de microbulles. Par contre, la tendance troisième vague est de diminuer le plus possible la proportion de lait dans ces breuvages. Dans ce contexte, la qualité d’un espresso est souvent perçue comme supérieure à celle d’un macchiato qui est perçue comme supérieure à celle du cappuccino. Le latte, bien que devenu très populaire, est parfois considéré comme un mal nécessaire et plusieurs baristas se gaussent des chaînes de cafés qui ont fait du latte un breuvage avec une très grande quantité de lait. En compétition de barista, un critère déterminant pour l’évaluation d’un cappuccino est que la saveur de l’espresso ne soit pas masquée, renforçant encore l’idée troisième vague de mettre le café à l’honneur. Il est commun, dans la Troisième vague, de parler de grains de café (mélange ou «origine unique») qui ne conviennent pas dans les breuvages avec lait. En général, le café à l’italienne s’agrémente très facilement de lait et, dans certains cas, ne prend son sens que dans un breuvage à base de lait.
J’ai mentionné plus haut une distinction entre arômes de torréfaction et arômes de variété. En général, plus plus le degré de torréfaction est élevé (plus les grains sont foncés), plus les arômes «variétaux» disparaissent, surtout en fonction de la pyrolise. Les cafés italiens sont en général d’une torréfaction très foncée et, dans certains cas, les arômes provenant de la variété de café disparaissent complètement. En général, le café troisième vague est donc plus complexe que le café à l’italienne du point de vue olfactif à cause de la torréfaction elle-même. Certains torréfacteurs de la Troisième vague sont même tellement obsédés par les torréfactions «légères» (plus pâles) que certains de leurs cafés ont des saveurs que plusieurs trouvent déplaisantes. Mais, en général, le café troisième vague est conçu pour être balancé, complexe et «propre».
C’est d’ailleurs une caractéristique fondamentale de l’esthétique Third Wave qui est présente dans les règles des championnats de baristas. Le goût de l’espresso doit être «balancé» en ce sens qu’aucun des trois goûts fondamentaux du café (sucré, amertume, acidité/”brightness”) ne peut être dominant mais qu’il doit y avoir une dynamique entre au moins deux de ces trois goûts. C’est un peu difficile à expliquer mais très facile à percevoir. Et un espresso extraordinairement bien balancé est une véritable œuvre d’art.