Intello

C’est un billet un peu difficile à écrire, mais je crois que c’est important pour moi de le laisser sortir.

La difficulté provient du fait que mon ton va probablement sonner opiniâtre. Pire, je risque de froisser la sensibilité de certains. Et pour rendre les choses presque tragiques, je vais parler de façon négative de certains individus. C’est vraiment pas mon genre. Et il n’y a aucun jugement de valeur sur les personnes impliquées. Je pense à des comportements que je trouve quelque peu déplacés et je me sens un certain devoir d’honnêteté et de franchise, à ce sujet. Mais je sais déjà que ça peut paraître insultant.

Les personnes que j’ai choisies sont des «personnalités publiques», habituées à la brûlure de l’opinion publique. Si elles aboutissent sur ce billet, elles le concevront comme un de ces commentaires critiques mal digérés qu’elles ont l’habitude de recevoir, dans leur courrier des lecteurs. Je ne m’inquiète donc pas pour leurs réactions. Les gens qui apprécient ces personnes auront probablement avoir une réaction similaire à celle de leurs idoles. Elles n’auront sans doûte pas l’envie de revenir sur mon blogue, mais je cherche pas à me bâtir un lectorat extensif. Par contre, ce qui m’embête un peu, c’est que mes propos risquent de modifier un peu l’opinion de certaines personnes à mon égard. C’est un risque à prendre mais mes os ne sont pas de verre et le jeu en vaut la chandelle.

Mais avant d’accuser des gens, une mise en contexte.

Comme c’est probablement évident, je réfléchis ces temps-ci aux «intellectuels», à la perception de l’intelligence et à divers personnages sociaux. Le présent billet s’inscrit en continuité assez directe, dans mon esprit, avec trois billets que j’ai écrits au cours des deux derniers mois, dont deux en anglais et un en français.

Dans une certaine mesure, le présent billet me trottait dans la tête pendant que j’écrivais ces autres billets. Je peux entrer dans le vif du sujet: ce qu’est un «intello», selon moi.

Non, je n’utilise pas «intello» comme simple diminutif d’«intellectuel». Et ce n’est pas même une question de préciser des connotations négatives ou positives. Je parle de personnages sociaux distincts. Pour être le plus franc possible, je m’assume en tant qu’«intellectuel» mais je souhaite ardemment ne pas être un «intello». Pour moi, l’«intello» n’a de l’«intellectuel» que l’apparence et non la substance. En somme, l’intello est un «pseudo-intellectuel».

Vous me voyez probablement venir, mais je veux être précis. Je ne parle pas ici de «mauvais intellectuels» ou d’intellectuels que je juge comme inférieurs. Je parle de personne qui adoptent un comportement qui fait appel au personnage de l’intellectuel par pur désir de positionnement social. Bref, des imposteurs.

Le mot est fort mais il me semble d’autant plus approprié qu’il est utilisé pour désigner ce que les coachs de vie appellent «le syndrome de l’imposteur» (“impostor syndrome” ou “imposter syndrome”, en anglais). Je m’intéresse beaucoup à cette notion d’imposture parce que la plupart des descriptions qui en sont faites semblent correspondre très précisémment à quelque-chose que je ressentais de façon très forte jusqu’à tout récemment. D’ailleurs, c’est en passant à travers cette impression d’imposture que j’ai réussi à atteindre de nouveau la sérénité.

C’est quoi, ce «syndrome de l’imposteur»? Eh bien, déjà, c’est pas vraiment un «syndrome». C’est plutôt une façon de décrire un ensemble de phénomènes psychiques qui semblent affecter certaines personnes, surtout celles qui semblent réussir.

La base, c’est un sentiment que notre réussite n’est pas basée sur des capacités concrètes, liées à nos réussites, mais sur la chance, le charme ou une espèce d’inertie. «Si j’atteins ce niveau c’est parce que les gens m’assignent des qualités que je n’ai pas, parce que je suis bien tombé(e), ou parce que je suis simplement resté(e) assez longtemps dans cette position.» Les recherches originales sur ce phénomène, par Clance et Imes, portaient sur des «femmes qui réussissent» (“high achieving women“). Mais le même phénomène se produit chez des hommes.

Après avoir pu identifier ce phénomène chez moi, j’ai non seulement effectué certaines réflexions introspectives mais j’ai eu l’occasion d’en discuter avec plusieurs personnes. Les réactions varient passablement, d’une personne à l’autre. Une personne dont le parcours académique me semble le plus intéressant m’a récemment avoué avoir longtemps souffert de cette impression d’imposture (et je parle de quelqu’un avec beaucoup de prestige). Plusieurs autres personnes ont parlé de ce phénomène comme étant inévitable ou du moins très courant, surtout dans le milieu académique. D’autres encores ont eu une attitude somme toute assez condescendante à l’égard de celles et ceux qui sont affecté(e)s par cette impression d’imposture. Et plusieurs personnes, y compris des psychologues, m’ont permis de trouver une issue personnelle à la paralysie que cette impression semble provoquer.

Et c’est vraiment tout simple: les vrais imposteurs ne se posent pas la question s’ils sont ou non imposteurs.

Je sais pas si c’est une affirmation si valide. Mais cette simple idée m’a beaucoup aidé à comprendre que ce sentiment d’imposture était, du moins dans mon cas, basé sur des critères inappropriés.

Pour revenir à l’intello comme imposteur. D’après moi, l’intello est celui (ou celle, il y a certaines femmes comme ça) qui ne se pose pas de question par rapport à son imposture intellectuelle. Ça semble simpliste, comme définition. Mais, en contexte, ça fonctionne.

Et ça me fait penser à plusieurs représentations de cet intello. Peut-être ma préférée, c’est dans une chanson de Brel sur Les paumés du petit matin (version vidéo, à partir de 3:25). Mon interprétation des paroles de cette chanson tourne autour du fait que les personnages décrits sont des intellos, qui font semblant d’être des intellectuels. Le passage qui me semble le plus pertinent à cet égard:

Ils se racontent à minuit
Les poèmes qu’ils n’ont pas lus
Les romans qu’ils n’ont pas écrits
Les amours qu’ils n’ont pas vécues
Les vérités qui ne servent à rien

Tout de suite, je me mets à me poser toutes sortes de questions par rapport à mes propres agissements. «Ai-je fait ça, moi?» J’ai beau être sorti de l’impasse, j’ai encore certains réflexes. Et le fait est que j’ai déjà discuté de chacun de ces sujets sans en avoir d’expérience directe. Par contre, même si je suis honnête au sujet de mon expérience indirecte, je continue à me poser des questions. Selon mon interprétation de cette chanson de Brel, ceux qu’il décrivait n’étaient ni honnête ni porté à la remise en question.

Un passage, plus tôt dans la chanson, sonne comme une description très directe de ce que craignent ceux qui se croient imposteurs:

Elles elles ont l’arrogance
Des filles qui ont de la poitrine
Eux ils ont cette assurance
Des hommes dont on devine
Que le papa a eu de la chance

La différence, encore là, entre les vrais imposteurs et ceux qui craignent de l’être, c’est dans l’attitude: l’arrogance et l’assurance. Rien de mal avec l’assurance, c’est une attitude qui peut être révélatrice d’une saine estime de soi. Et l’arrogance n’est pas un crime. Mais ce genre d’attitude est la base même de ce que j’ai décrié dans des billets précédents.

Donc, contrairement à l’intellectuel, l’intello fait preuve d’arrogance ou d’assurance excessive. Ça semble clair. Mais est-ce suffisant?

Je sais pas. Surtout que j’ai acquis pas mal d’assurance, au cours des derniers mois, et mon attitude a balancé d’un côté moins humble, pendant un certain temps. C’était une des bases de mon billet sur l’égocentrisme. Je crois par contre être revenu à mon attitude usuelle qui, sans être excessivement humble, n’en est pas arrogante pour autant. Du moins, selon moi. Peut-être ai-je tort et je serais dans ce cas un intello. Soit. Mais, au moins, je réfléchis sérieusement à la question et si je m’assume en tant qu’intellectuel ce n’est pas pour m’affubler d’un titre mais bien pour accepter une étiquette qui m’a collé à la peau toute ma vie.

On revient finalement à ceux que j’accuse d’être des intellos. Et c’est la partie difficile de ce billet, malgré toutes mes précautions. Je n’ai pas encore décidé combien de personnes il me serait approprié de nommer, dans ce contexte. Mais je vais commencer avec deux. Je n’ajouterai pas de liens vers leurs profils parce que mon but n’est pas d’attirer leur attention. Tel que mentionné plus haut, j’ai pas non plus peur qu’elles puissent lire ce billet.

Donc, vous voulez des noms?

[Roulement de tambour…]

Richard Martineau et John C. Dvorak.

Voilà, c’est dit.

Bon, pour ceux qui me connaissent, c’est peut-être pas très surprenant. Et ce sont deux journalistes assez controversés, ce qui m’empêche de craindre de leur causer du tort. Mais, vraiment, je perçois ces deux personnages comme des intellos: des imposteurs de l’intellect.

Martineau me rend la tâche facile. Pour les Québécois francophones, surtout ceux qui connaissent beaucoup de vrais intellectuels, la preuve de l’imposture de Martineau est dans son comportement-même. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Richard Martineau peut être décrire comme un chroniqueur au style provocateur qui se prononce sur divers sujets d’actualités à travers diverses tribunes. En d’autres termes, c’est un de ces journaleux qui sont à la fois gueulards (Martineau s’est longtemps affublé du titre de «grande gueule») et susceptibles. C’est le type qui gueule, qui a des propos à l’emporte-pièce, qui se moque des gens et qui ne supporte pas la moindre petite critique, même justifiée et constructive.

Du moins, son personnage. Je parle pas vraiment de Richard Martineau lui-même, que je n’ai jamais rencontré. Je parle de sa persona, du masque social qu’il s’est créé. Tout comme ceux qui craignent d’être imposteurs, Martineau semble avoir des problèmes d’estime de soi. Mais contrairement à ceux qui parlent de souffrir de l’impression d’être des imposteurs, Martineau semble n’avoir s’assumer dans le personnage. Il raconte «des vérités qui ne servent à rien» en revendiquant le droit de le faire. Ce qui fait de lui un personnage désagréable mais qui n’implique rien sur sa personne. Si c’est un rôle qu’il joue, il le joue avec brio et je l’en félicite.

Mon choix de Martineau comme cible de l’étiquette d’«intello» n’est pas complètement anodin. Un des rares propos personnalisé et désobligeants (des «mots d’esprits» à la Ridicule) que j’ai vraiment apprécié, c’est cette phrase de Dany Laferrière:

Richard Martineau vit intellectuellement au-dessus de ses moyens, un jour, il va faire faillite.

Non seulement c’est bien trouvé, mais c’est une analyse pénétrante (“insightful”). C’est aussi très insultant.

Oui, je sais, il y a eu toute une polémique à ce sujet. Mais je n’essaie pas de m’immiscer dans cette polémique. D’ailleurs, c’est pour cette raison que je n’ajoute aucun lien vers les multiples billets de blogues traitant de cette polémique. Mais je crois que ça aide à cerner le concept d’intello: comme un frimeur qui s’achète une bagnole qu’il n’a pas les moyens de s’acheter, l’intello se rend propriétaire d’idées qu’il ne peut soutenir. Je sais pas pour vous, mais je trouve ça très parlant, comme concept. Et même si je trouve que le «Martineau le personnage» est un bon exemple de cette crise intellectuelle, je pense plutôt à des comportements dangereux.

Bon, ma deuxième cible, maintenant: John C. Dvorak. Il est probablement moins connu des Francophones que Martineau qui, lui-même, tient sa notoriété au «Paysage audiovisuel québécois». C’est donc une cible relativement peu risquée pour moi puisque ses fans sont surtout anglophones. Mais je connais personnellement des gens qui l’apprécient, y compris des gens qui liront peut-être ces lignes. Alors il y a quand même un certain risque.

Donc, qui est Dvorak? Pour simplifier, c’est un chroniqueur américain sur les nouvelles technologiques. Un type qui aime bien provoquer en tenant des propos frôlant l’absurdité. Il a parfois été assez explicite sur ses intentions: il provoque les gens pour attirer les lecteurs ou pour obtenir plus de traffic. Dans la logique journaleuse, c’est légitime, mais je crois que c’est aussi une marque d’imposture.

Tout comme avec Martineau, je ne parle pas de l’individu mais bien du personnage. J’ai rien contre Dvorak, que je ne connais pas personnellement. Je le trouve pas spécialement attachant mais j’imagine que j’aurais du plaisir à le rencontrer. Mais je trouve son comportement irrespectueux, méprisant, arrogant et, simplement, inapproprié.

Je pense surtout à ses apparitions sur la baladodiffusion de Leo Laporte, This Week in Tech (TWiT). Mais pas exclusivement. «Dvorak le personnage» est le même, peu importe le contexte. Du moins, c’est l’impression que j’en ai. Sa présence à TWiT est l’objet de discussions, parfois motivée par mes propres réactions. L’idée, c’est que comme Martineau, le personnage est controversé. Ce n’est pas une question de prendre position, pour moi. Mais d’établir un concept.

Comme Martineau, Dvorak est à la fois «grande gueule» et susceptible. Un peu comme Martineau avec Laferrière, Dvorak a eu des difficultés avec Jason Calacanis. Pourtant, Calacanis n’a pas été aussi désobligeant à l’égard de Dvorak que Laferrière a été à l’égard de Martineau. La différence tient peut-être au contexte linguistique (les Anglophones accordent moins d’importance aux «mots d’esprit») mais, aussi, je perçois Calacanis comme quelqu’un de très respectueux et un vrai humaniste. Toujours est-il que, selon ce que j’ai pu comprendre, Dvorak refuse de participer à TWiT si Calacanis est présent. Je crois que le contraire n’est pas vrai: Calacanis semble n’avoir aucune animosité par rapport à Dvorak. Tout au plus, Calacanis s’amuse parfois à imiter Dvorak, ce que Dvorak lui-même fait à l’occasion.

Dvorak est un bougon. C’est un peu le «schtroumpf grognon» de l’actualité technologique. Il participe à une émission intitulée Cranky Geeks, et le terme “cranky” correspond plus ou moins à «irritable» en français. En d’autres termes, il a un «mauvais caractère». Mais cette dimension du personnage n’a que peu d’importance, pour moi, même si c’est un peu la cible de mon billet sur les “curmudgeons”. C’est une attitude que je trouve désagréable et j’ai de la difficulté à lui trouver une valeur positive. Mais je peux accepter cette attitude.

Tant qu’elle n’est pas méprisante.

Selon moi, Dvorak est méprisant et imbu de lui-même. Bien au-delà du style conversationnel à haut engagement (“high involvement style”) dans lequel la parole de l’un peut chevaucher avec la parole de l’autre, John C. Dvorak s’accapare les tours de parole d’une façon si agressive qu’il m’est difficile de croire qu’il ne se prend pas pour l’analyste le plus fin de l’assemblée. Et s’il prétend ramener les intervenants à l’ordre, lors de This Week in Tech, c’est souvent lui qui fait dévier la conversation sur les sujets les plus tangentiels. Oh, j’aime bien les tangentes. Mais la façon dont Dvorak impose ces tangentes me semble littéralement malhonnête.

Et pour revenir au statut d’intello. Dvorak a probablement une intelligence tout à fait raisonnable, selon notre définition de l’intelligence. Je n’ai pas l’impression qu’il manque d’intelligence. Mais, comme Martineau, j’ai l’impression que le personnage comporte une surévaluation de l’intelligence du bonhomme. Dans le cas de Dvorak, c’est surtout une question de faire des prédictions (à l’emporte-pièce), ce qui est parfois considéré comme glorieux quand elles se réalisent (et peut-être pas si désastreux quand elles ne se réalisent pas). Comme Dvorak a fait à peu près n’importe quelle prédiction possible, il devient difficile de le prendre au sérieux. Pas que c’est si important, selon moi, d’être pris au sérieux. Mais, bon, puisque Dvorak parle régulièrement de tout ce qu’il a déjà dit, le personnage donne l’impression que le sérieux est important dans son cas.

Comme avec Martineau, je ne me préoccupe pas tellement de l’individu. Je pense au personnage dans un contexte presque allégorique. Dvorak représente une abstraction de l’intello, celui qui énonce sans écouter. Dvorak est d’ailleurs si insultant et méprisant que le fait de le mettre en parallèle avec Martineau semble insultant pour Martineau. Mais, ça, c’est un personnage.

Un personnage d’intellectuel qui est usurpé par un intello. C’est pas un crime, mais ça mérite un billet.

Et maintenant que je l’écris, ça va me faire plaisir de le publier, sans même le relire, ce billet. C’est exaltant de pouvoir s’exprimer de la sorte.

Bien entendu, je m’attends à recevoir toutes sortes de commentaires désobligeants. Mais je peux vivre avec ça. Encore une fois, mes os ne sont pas de verre.

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5 thoughts on “Intello”

    1. J’avais probablement trop de hantise du troll, à l’époque. Ces temps-ci, je me suis refait assez de carapace pour les laisser venir..et les ignorer.
      Par contre, j’ai l’impression d’être devenu moins patient. Ça peut sembler contradictoire et c’est peut-être une période de transition, mais c’est l’effet que ça me fait,

      (Si je reviens sur ce billet, c’est que je communiquais avec une chercheure fascinante qui travaille sur Laferrière. Ça m’a fait penser aux personnages, plus qu’à l’auteur.)

  1. @Martin En partie parce que c’est un sujet sensible, mais aussi parce que certains de mes propos peuvent être considérés comme désobligeants, ce qui est assez rare venant de moi.
    La réaction depuis la publication de ce billet a surtout été de dire que le terme «intello» a pour certaines personnes des connotations positives et qu’il n’y a pas de stigmate face aux intellectuels. Rien de vraiment désobligeant, mais je suis pas certain que le message soit passé non plus.

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